Un médecin investisseur immobilier aux méthodes vertement critiquées
Un médecin en chirurgie esthétique, qui possède au moins 386 logements dans la grande région de Montréal et qui a été impliqué dans plus de 150 dossiers au Tribunal administratif du logement (TAL) depuis 2014, est sous le feu des critiques de locataires aux revenus précaires. Une dizaine d’entre eux ont dénoncé au Devoir des hausses de loyers qu’ils qualifient d’abusives et des pressions répétées pour les inciter à quitter leur logement, dans le but de les relouer à un prix plus élevé.
Johanne Leclerc est amère lorsqu’elle parle du moment où son immeuble a changé de main en 2017 : la femme de 63 ans, qui vit de l’aide sociale, dit avoir subi des pressions pour partir, comme les autres locataires de son bâtiment. Elle a refusé et estime maintenant en faire les frais. « Ils vont s’arranger pour qu’on soit tous dans la rue », lance-t-elle, rencontrée dans son petit deux et demi situé sur la rue King-George, à Longueuil.
L’immeuble de neuf logements en piètre état dans lequel réside Mme Leclerc appartient à la compagnie à numéro de Zahi Abou Chacra, un chirurgien esthétique établi à Montréal et qui se décrit comme un « chirurgien et entrepreneur » sur LinkedIn. Il est également chef médical du service d’oto-rhino-laryngologie du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal, en plus de siéger au conseil d’administration de l’établissement. En 2017, il a déboursé 2,1 millions pour acquérir quatre immeubles totalisant 51 logements dans la même rue d’un quartier défavorisé de Longueuil.
Alors que Johanne devait payer un loyer de 525 $ par mois à partir du 1er juillet 2019, son propriétaire a voulu lui imposer une hausse de loyer supplémentaire de 140 $ en prévision de rénovations. Craintive, la dame a alors « accepté l’augmentation déraisonnable du loyer sur-le-champ », relate son avocat de l’époque, Manuel Johnson.
Joint par Le Devoir, l’avocat en droit immobilier Jimmy Troeung rappelle que les propriétaires peuvent augmenter les loyers de leurs locataires comme bon leur semble « s’il y a un consentement des parties ». Par contre, si un locataire demande au TAL de fixer son loyer, celui-ci ne pourra pas tenir compte de rénovations qui n’ont pas encore été exécutées. Une hausse comme celle de Mme Leclerc — de plus de 25 % — serait donc rejetée, estime l’avocat, qui cumule 12 ans de métier.
Les travaux projetés chez Johanne Leclerc n’ont pas eu lieu dans les mois qui ont suivi cette hausse de loyer. La locataire a alors entamé des démarches devant le TAL à l’automne 2019 contre son propriétaire. Le dossier s’est finalement réglé en janvier 2021 par une entente à l’amiable qui a permis à Mme Leclerc de récolter environ 1000 dollars et les réparations demandées, confirme Me Johnson.
En juillet prochain, la dame, qui débourse actuellement 688 dollars par mois pour se loger, devra composer avec une hausse de son loyer de 50 $. « Si on se retrouve dehors toute la gang, où est-ce qu’on va aller ? Il y a beaucoup de locataires dans ce bloc qui sont partis qui étaient des personnes en difficulté », soupire Johanne Leclerc.
Joint sur son téléphone cellulaire et par courriel, Zahi Abou Chacra n’a pas voulu commenter directement. « Moi-même, je suis médecin, donc je suis très loin de tout ça », a-t-il affirmé. Il a plutôt laissé la secrétaire et administratrice de son entreprise, qui est également sa conjointe, Nada Nachar, répondre à nos questions.
Concernant les augmentations de loyer, Mme Nachar a précisé par courriel que l’entreprise « respecte la réglementation en place. Si, pour une raison ou une autre, malgré des discussions préalables, un différend apparaît entre nous et un locataire à ce sujet, nous poursuivons si nécessaire nos échanges devant le Tribunal administratif du logement, l’instance où ces discussions doivent se poursuivre ».
« Tout le monde est parti »
Dans l’immeuble voisin de celui de Johanne, l’histoire se répète. Michel, qui a souhaité taire son nom de famille pour s’éviter des représailles de la part de son propriétaire, nous montre un avis d’augmentation de loyer de 80 $. Le document justifie cette hausse, qui aurait fait passer, le 1er juillet, son loyer mensuel de 480 à 560 dollars, par l’augmentation des coûts d’électricité, « des taxes », mais « surtout des assurances ». Michel a finalement négocié une augmentation de son loyer de 20 dollars par mois.
« Il y a bien du monde qui sont partis. Il dit : “je vais payer trois mois de loyer et je vais payer votre déménagement”. Tout le monde est parti », lance l’ancien barman, aujourd’hui âgé de 70 ans. Des travaux ont eu lieu dans des logements du bâtiment, et un des locataires à l’étage inférieur, qui est là depuis quelques mois, paie 605 $ par mois, soit 125 $ de plus que le fait actuellement Michel. La Ville de Longueuil mentionne pour sa part n’avoir délivré aucun permis pour l’ensemble des quatre bâtiments détenus par cet investisseur sur son territoire.
Dans sa réponse au Devoir, Mme Nachar indique quant à elle « toujours obtenir les permis lorsque nécessaire pour permettre la réalisation des divers travaux ». Elle ajoute que l’objectif de l’entreprise qu’elle représente est « de faire en sorte que nos locataires actuels et potentiels soient satisfaits en maintenant et en améliorant les logements que nous leur offrons ».
« C’est la raison principale pour laquelle nous effectuons régulièrement des travaux mineurs et majeurs dans nos différents immeubles, ce qui, selon nous, devrait toujours être le comportement adopté par un propriétaire d’immeuble responsable », dit-elle.
De chirurgien à investisseur
Zahi Abou Chacra est le premier actionnaire et le président de la compagnie à numéro 9249-8427 Québec inc., basée à Montréal. Il exploite cette entreprise, spécialisée dans la gestion immobilière et les « rénovations résidentielles », avec quelques associés.
Depuis au moins 2013, M. Abou Chacra a déboursé des dizaines de millions de dollars pour acheter 16 immeubles à logements totalisant 386 unités à Montréal et à Longueuil par l’entremise de sa compagnie à numéro, selon une recension du Devoir. Les causes l’opposant à des locataires affluent au TAL et ont entraîné l’ouverture de plus de 150 dossiers au cours des dernières années.
Après avoir discuté avec une dizaine de locataires demeurant dans plusieurs de ses logements ainsi qu’avec des comités logement et après avoir fouillé des dizaines de causes portées devant les tribunaux, il semble que la même histoire se répète dans les différents bâtiments. Une fois que l’entreprise de M. Abou Chacra acquiert ceux-ci, les locataires de longue date se font proposer à quelques reprises de résilier leur bail. Ceux qui refusent se voient parfois imposer d’importantes hausses de leur loyer.
« Ils envoyaient des documents qui induisent les gens en erreur, des augmentations de loyer injustifiées, des montants allant jusqu’à 200 dollars d’augmentation par loyer », lance Mélodie-Laeticia Clérouin, qui a subi des pressions pour quitter son logement du boulevard Pie-IX l’an dernier, avant de recevoir une hausse de loyer de 145 dollars il y a quelques mois.
Mme Nachar réplique qu’il est « faux de prétendre que nous faisons pression sur eux [les locataires] pour quoi que ce soit ». « Ce n’est pas notre façon de faire. D’ailleurs, il est également faux de prétendre que des hausses de loyers sont liées d’une façon ou d’une autre à un refus », soutient-elle.
« Nous gérons nos immeubles en respectant la réglementation en place » et « nous favorisons des relations respectueuses avec nos locataires », ajoute-t-elle, précisant que cette déclaration s’applique aussi aux « loyers chargés » aux locataires.
Pas toujours de permis
L’entreprise ne parvient par ailleurs pas toujours à démontrer le bien-fondé de ses intentions devant la justice.
Dans un immeuble acheté par M. Abou Chacra à l’automne 2013 et situé rue Drolet dans le quartier La Petite-Patrie, à Montréal, les locataires ont reçu un avis d’éviction, que Le Devoir a consulté, pour « agrandir substantiellement » leur logement. Or, après vérification auprès de l’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie, aucun permis justifiant des travaux de cette ampleur n’a été octroyé à cette adresse entre 2013 et 2014.
De fait, le propriétaire ne s’est pas présenté à l’audience du TAL l’opposant à ses locataires. Le juge leur a donné raison en invoquant que le propriétaire « n’a pas démontré qu’il entend réellement agrandir les logements et que la loi le permet ».
La professeure à l’UQAM et spécialiste en matière de logement Hélène Bélanger estime que prétendre effectuer des rénovations sans les effectuer pour justifier une augmentation de loyer est une pratique illégale utilisée par les propriétaires qui souhaitent augmenter rapidement les loyers de leurs locataires.
« Dans certains cas, dans les reprises frauduleuses, on va menacer et faire des pressions [pour que les locataires partent] alors que les rénovations sont somme toute superficielles » et ne nécessitent pas vraiment le départ des locataires, soutient-elle.
Fronde de locataires
Dans un immeuble de la rue Boyer, les locataires rencontrés ont eux aussi rapporté avoir subi des pressions pour quitter leur logis lorsque la compagnie du Dr Abou Chacra a racheté l’immeuble de 66 logements en 2021 pour plus de 7,7 millions de dollars.
Une dizaine de locataires ont envoyé une mise en demeure en décembre dernier afin de demander que cessent les « stratégies d’intimidation et de harcèlement dans le but clair d’obtenir la résiliation du bail ».
Cette année, les locataires ont eu la mauvaise surprise de recevoir des hausses importantes pour leur loyer en prévision du 1er juillet. Ronald Lajoie, lui, verra son loyer augmenter de 576 $ à 620 $. Le loyer de sa voisine, deux étages plus haut, passera de 695 $ à 749 $. Le gestionnaire de l’immeuble, Progim, invoque dans un document remis aux locataires une « hausse des frais d’exploitation », principalement les assurances, qui passent de moins de 10 000 $ en 2020 à plus de 40 000 $ en 2021.
Une vingtaine de locataires ont décidé de contester la hausse devant le TAL.
Les différents experts et avocats contactés confirment pour leur part que la hausse des assurances peut être un motif légitime pour augmenter le loyer de logements. L’ampleur de la hausse pourrait toutefois être revue à la baisse en fonction des preuves déposées par le propriétaire devant le TAL, dans le cas d’une contestation.
Source et article complet : https://www.ledevoir.com/societe/722580/enquete-un-medecin-investisseur-immobilier-aux-methodes-vertement-critiquees