QUARTIER CHINOIS: AUX BARRICADES POUR DÉFENDRE UN HÉRITAGE MENACÉ

« Nous faisons face à une altération de la saveur asiatique au profit de l’embourgeoisement »

Des adeptes du Falun Gong pratiquent leurs exercices sur la place Sun-Yat-Sen. Derrière, un homme torse nu pivote sur son BMX. Des adolescentes dégustent des kogos coréens. Les livreurs Fantuan zigzaguent entre les nombreux touristes qui magasinent des souvenirs en soie et des décorations de bambou. Des old timers fument leur éternelle cigarette en feuilletant les journaux. Un caniche salive devant les canards de Pékin. Un itinérant roupille à l’ombre.

Malgré le bourdonnement incessant de ses rues animées, le quartier chinois est en péril.

Plusieurs signes menaçants illustrent la fragilité du quadrilatère oriental. Construction de grandes tours domiciliaires, achats de bâtiments historiques par des promoteurs controversés, vandalisme xénophobe et désertion de la clientèle suite à la pandémie, hausse des loyers, précarité de structures mal entretenues, locaux vacants depuis des années, terrains vagues délaissés. Bref, le quartier a déjà eu meilleure mine.

Mais du Chinatown montréalais transpire également une authenticité devenue presque anachronique. C’est un lieu de ressourcement et de contact avec un continent que certains n’ont jamais eu la chance de visiter : « La Chine que je connais, c’est celle de mes racines et celle de ces rues », me lance Stacy, bubble tea à la main. Son amie, Léa, d’origine vietnamienne, y vient avec sa famille d’aussi loin qu’elle se souvienne.

« Le quartier chinois, c’est un petit monde concentré, bouillant d’énergie. C’est une odeur, une atmosphère, une mémoire. Des allées étroites, disparates et un peu sales qui colorent un centre-ville ennuyant », me confie Jim, sortant de table avec sa femme et leurs jumelles de quatre ans.

Microcosme d’une société établie à Montréal depuis la fin du XIXe siècle, désormais fragilisé sous l’action des promoteurs qui y ont flairé les bonnes affaires. Un changement s’opère et compromet les repères emblématiques.

Phénomène qui ne date pas d’hier, la préservation de l’héritage est malmenée depuis les années 50. Élargissement du boulevard René-Lévesque, inauguration du Complexe Desjardins, du Palais des congrès suivi du Complexe Guy-Favreau entraînent peu à peu l’érosion du territoire initialement occupé par la communauté asiatique. Le quartier comptait 1300 habitants en 1910. Il en resterait environ 700.

Avec le Quartier des spectacles en pleine éclosion, l’ombre qui plane est la menace spéculative exacerbée par des projets luxueux comme Serenity, ONE Viger et d’autres en cours de négociation. L’achat récent de plusieurs propriétés par la firme Hillpark Capital inc. a sonné l’alarme. Fondée par Jeremy Kornbluth et Brandon Shiller (fils de Stephen Shiller, de la société Shiller Lavy, acteur clé de la crise du Mile End et antagoniste du Manoir Lafontaine logé sur l’avenue Papineau), l’entreprise semble vouloir s’inscrire dans un certain modus operandi familial.

Pour freiner le train en marche, une pétition est en cours jusqu’au 11 août minuit et sera soumise à l’Assemblée nationale afin de désigner le quartier comme site patrimonial. Une protection étatique permettrait de relaxer l’étau qui se resserre sur le quadrilatère.

1009 rue Côté, dit la Wing’s. Œuvre de James O’Donnell, l’architecte derrière la basilique Notre-Dame, la construction date de 1826. Anciennement la British and Canadian School, on y produit depuis un siècle des nouilles et des biscuits de fortune. C’est devant sa porte que je rencontre Murielle Chan-Chu du Groupe de Travail sur le quartier Chinois de Montréal.

« Le quartier chinois est un patrimoine avec ses adresses et son héritage, mais il recèle aussi une richesse culturelle immatérielle. Nous faisons face à une altération de la saveur asiatique au profit de l’embourgeoisement », m’explique d’emblée l’enseignante en littérature au CEGEP. Le collectif milite contre l’embourgeoisement et sa gourmandise susceptible d’ébranler tout un tissu communautaire : « Notre objectif est de valoriser un héritage historique, mettre de l’avant la contribution de la communauté asiatique et la sortir de son folklorisme. Bien sûr, le quartier est synonyme de rassemblement par la nourriture. On pense tout de suite à dumpling ou soupe tonkinoise, mais des gens y vivent aussi. C’est grâce à eux que plusieurs commerces survivent depuis le début de la pandémie. Il faut voir au-delà des restos, du stéréotype et tenter de se rapprocher d’une réelle identité ».

Je l’interroge sur la présence croissante de bars et de restaurants à la mode ayant des menus sans traits proprement orientaux : « Il faut prendre conscience que c’est un quartier typé, à l’image du Village. Les nouveaux commerces apportent du dynamisme, mais doivent aussi proposer une offre en phase avec l’essence du quartier et non l’embourgeoiser. Tenter une réelle cohabitation. Il faut réaliser que le Chinatown est un phénomène de diaspora, qu’il crée un sentiment d’appartenance, un coin de chez soi, sans toutefois être exclusif à une seule communauté. La mixité y est bienvenue et possible, mais la pérennité identitaire est un enjeu central à notre démarche. On souhaite une vraie vitalité culturelle et économique ».

Au sujet du chantier en construction ONE Viger, situé à l’angle du boulevard St-Laurent et l’avenue Viger : « Ce qui est aberrant en regardant le prospectus publicitaire, c’est qu’on y fait aucune mention du quartier chinois. C’est un effacement culturel complet. Est-ce qu’un tel projet immobilier profite réellement à la communauté? Ça éradique l’esprit des lieux. C’est du pur capitalisme ». En effet, une visite rapide sur la page web de l’entreprise dévoile une absence totale de détails sur sa position pourtant pleinement immergée dans le quartier. Les attraits énumérés sont tous destinés à une clientèle plus près du Toqué! que du bar Macao.

« Avec le nombre de bâtisses vides, on peut oser penser à des logements abordables, des espaces verts, des bars et de cafés, quelque chose de cool. Que l’on cesse de voir le coin comme un lieu de passage, mais plutôt comme un pôle communautaire. En ce moment, il n’y a pas de centre culturel, de site à vocation plus contemporaine à l’image de l’Institut Goethe ou du Centre PHI. Un lieu moderne où l’on pourrait donner des cours de langue, des ateliers intergénérationnels, jouer au mah-jong. Il y a tellement de possibilités ».

Le guide touristique Jean-Philippe Riopel et la documentariste Élyse Lévesque constituent l’équipe derrière la pétition en ligne. Jean-Philippe habite le quartier depuis dix-neuf ans et fait actuellement face à une situation périlleuse de rénoviction. Nous sommes à quelques portes de la Wing’s sur De La Gauchetière : « Avant que j’y emménage vivait la famille Yep, qui remonte aux années 40. C’est l’un des bâtiments les plus anciens du quartier et maintenant, je suis le dernier résident depuis l’achat par Hillpark en mars 2021 ».

Je lui demande comment est né cet intérêt pour le quadrilatère : « Mon père a été policier pendant 31 ans dans le quartier chinois. Il était l’un des seuls à s’investir auprès de la communauté à une époque où les habitants se méfiaient des forces de l’ordre. Il a travaillé toute sa vie à tisser des liens sur le terrain. Chaque dimanche, je venais ici avec lui. Quand il a pris sa retraite, la majorité de la salle de réception était composée des membres de la communauté. Mes souvenirs d’enfance à Montréal, c’est le quartier chinois. À 18 ans, dès que j’ai pu, j’y suis déménagé », raconte le natif de la Rive-Sud.

L’initiative vise à ce que le quartier se dote d’une désignation patrimoniale au même titre que le Vieux-Montréal. Pareille dénomination aiderait la pérennité de la communauté chinoise. « Notre inquiétude première est la préservation des bâtiments. Plusieurs nécessitent autant de restauration que de protection. Il faut garder le quartier à une échelle humaine et accessible pour les petits propriétaires qui ne gagnent pas d’immenses salaires. Ce n’est pas une tour de vingt étages qui va les sauver. Les énormes projets de condominium ne prennent pas en compte la réalité de la diaspora ».

« Comme voisins, j’ai un herboriste, un temple bouddhiste, un atelier d’artiste, une association communautaire. C’est vraiment un bel exemple d’occupation. Pas besoin de tout raser. On nous promet de conserver les façades pour leur cachet historique, mais le passé a été sans scrupule avec le coin. On l’a assez détruit. C’est un éclopé. Il faut qu’il reste quelque chose. Notre intention est de partager la valeur non monétaire que ça a pour beaucoup de gens qui n’ont pas accès à une tribune. Si un jour je dois quitter mon appartement, je veux être capable de me regarder dans le miroir ».

Pour appuyer la pétition, le duo a fait un travail colossal de documentation réunissant legs culturel, généalogie familiale et conscience architecturale : « cet espoir de classification patrimoniale, c’est tout un combat et je suis fier que ce soit rendu à Québec. Manon Massé et Jennifer Maccarone, les deux députés d’arrondissement que le quartier chevauche, ont été d’une aide inestimable ».

« Moi ce que je veux, c’est rester chez nous et défendre cet héritage. Le fameux vivre-ensemble tant véhiculé par les politiciens, je l’ai vécu toute ma vie. J’ai l’impression de me battre contre Goliath, mais je n’ai aucunement l’intention de partir. C’est notre histoire commune que je veux protéger ».

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