Les victimes invisibles de l’embourgeoisement

Johanne et sa mère Lucille, résidentes de Saint-Henri depuis toujours, menacées d’éviction.
PHOTO : RADIO-CANADA / THOMAS GERBET
Radio-Canada
Ceux qui habitent Saint-Henri depuis toujours quittent le quartier à petit feu, logement après logement, au rythme des rachats et des remises à neuf. Une quarantaine de familles locataires font actuellement face à l’éviction de la part d’un même propriétaire-promoteur. Elles se préparent à quitter le quartier qui les a vues naître, incapables de s’y reloger à moindre coût.
Un texte de Thomas Gerbet(Nouvelle fenêtre)
Johanne et sa mère Lucille, 87 ans, ont commencé leurs boîtes de déménagement, sans savoir encore où elles iront. « Je cherche des logements, mais il n’y en a pas à moins de 1200 $, raconte la fille. Je n’ai plus les moyens de rester dans Saint-Henri. Je n’aurai pas le choix de sortir de Montréal. »
Le déracinement s’annonce d’autant plus difficile qu’il pourrait se produire en plein hiver, au mois de février. Le nouveau propriétaire de leur immeuble de la rue Saint-Augustin, l’entreprise Hillpark residentiel, de Westmount, cherche à évincer les locataires pour transformer les logements en lofts.
Le promoteur a acquis quatre immeubles du quartier pour un total de 6 millions de dollars. Difficile de rentabiliser l’achat avec les loyers actuels. Un cinq et demi s’y loue 750 $.
Donalda, qui vit dans l’immeuble acheté rue Saint-Philippe, raconte que le propriétaire lui a proposé de revenir après les travaux, mais que le loyer serait deux fois plus cher.
Avec sa petite retraite, elle ne pourra pas se le permettre. Elle aimerait trouver un logement social ou abordable, mais n’y parvient pas. « C’est effrayant, ils ne bâtissent plus de HLM. Par contre, les condos, ça pousse comme des champignons. »
« Les familles qui ont des faibles revenus ne peuvent pas payer des loyers à plus de 1200 $. À Montréal, c’est difficile de trouver des logements sociaux. Donc il faut partir. »
Pour précipiter le départ des locataires, l’entreprise leur propose 4000 $, soit le minimum légal en cas d’éviction (trois mois de loyer et le coût du déménagement). Certains ménages à faible revenu ont déjà accepté, sans savoir que ce montant pouvait se négocier à la hausse.
Mais de nombreuses familles refusent encore de partir. C’est le cas de Richard, né à Saint-Henri il y a 78 ans et qui vit dans l’appartement voisin de sa soeur.
« Je n’en veux pas de leur argent. Je veux garder mon logement. Ils s’en fichent du pauvre monde. »
Pour mettre fin à un bail, l’entreprise propriétaire doit obtenir un permis d’agrandissement ou de subdivision à l’arrondissement. Elle doit aussi aviser les locataires six mois avant la fin du bail, donc avant le 31 décembre.
Évictions dans des immeubles en bon état
Ce qui est particulier dans cette histoire, c’est que les logements en question sont en bon état. Certains ont même été rénovés par l’ancien propriétaire il y a deux ans. L’achat de ce type d’immeubles par des promoteurs est un nouveau phénomène, explique Patrica Viannay, organisatrice communautaire au POPIR, le comité logement du Sud-Ouest. « Dans les quartiers centraux de Montréal, la gentrification a commencé par la transformation des usines et par bâtir sur les terrains vacants, raconte-t-elle. Ensuite, on a démoli les immeubles en moins bon état pour les transformer [en] condos. Mais là, maintenant, on parle d’immeubles qui sont en très bon état. »
« Je suis née ici, j’ai tout le temps habité là. Je ne veux pas perdre ma maison. »
« Je trouve ça un petit peu inhumain de délocaliser des familles, tout ça pour faire plus d’argent », dit la mère de Brittany, Marie-France, 35 ans, qui élève seule ses cinq enfants. Son appartement, un cinq et demi avec une grande cour, lui coûte 680 $ par mois.
« J’aime bien rester ici. Tout est proche : j’ai ma grocery, mes pharmaciens, je prends le métro pour aller voir mon médecin de famille. Ce qui arrive, c’est dur. »
« Ils s’attaquent au tissu social du quartier », dénonce Patrica Viannay, organisatrice communautaire au POPIR, le comité logement du Sud-Ouest.
Des propriétaires connus dans le milieu
Les principaux actionnaires de Hillpark n’ont pas répondu à notre demande d’entrevue. Ils sont bien connus dans le marché immobilier montréalais. Ces derniers mois, Jeremy Kornbluth et Brandon Shiller ont acheté un immeuble dans le Mile-End où ils ont plus que doublé le prix du loyer commercial, ce qui a fait fuir le café Cagibi. Ils ont aussi acheté le 305, rue de Bellechasse, dans Rosemont, où une trentaine d’artistes occupent des locaux, ce qui a créé beaucoup d’inquiétudes.
Plusieurs locataires de Saint-Henri dénoncent l’attitude des négociateurs du promoteur qui refusent parfois de parler français. Ils ont fait croire à certains résidents que tous leurs voisins avaient accepté l’entente, alors que c’était faux. Ils ont menacé au moins deux résidentes qu’elles allaient se retrouver entourées par les travaux si elles restaient.
La municipalité impuissante
« On ne peut rien faire. » Le constat est sans appel de la part de la responsable de l’habitation au comité exécutif de la Ville de Montréal, Magda Popeanu. Nous l’avons interpellée en marge d’une conférence de presse de la mairesse Valérie Plante au sujet des 12 000 logements sociaux et abordables qu’elle promet d’ajouter.
Elle explique que la Ville n’a pas de prise sur les négociations entre un propriétaire et ses locataires. Tout est légal.
Une trentaine de résidents des immeubles touchés se sont présentés au conseil d’arrondissement du Sud-Ouest, lundi soir, pour demander de l’aide.
« C’est toujours un drame lorsqu’on apprend qu’on devra déménager, a répondu le maire d’arrondissement Benoit Dorais. Ça arrive trop souvent. »
« S’il y avait une solution miracle, on le ferait. »
Le maire a toutefois accepté de rencontrer les locataires menacés d’éviction pour étudier leur dossier plus en détail. Il n’écarte pas de revoir une règlementation qui est en évolution constante. L’arrondissement avait déjà fait des ajustements, mais Benoit Dorais a expliqué que les promoteurs trouvent souvent de nouvelles façons de procéder.
L’embourgeoisement, positif ou négatif?
« Benoit Dorais, est maire du Sud-Ouest depuis 10 ans et le quartier où il est né a complètement changé, rappelle Patricia Viannay, du POPIR Comité Logement. Moi j’aimerais qu’il nomme le problème publiquement, qu’il dise qu’à cause de la gentrification, on est en train de perdre l’âme de Saint-Henri, qu’on est en train de créer de l’exclusion, de la pauvreté. »
Elle regrette que l’embourgeoisement soit souvent présenté comme de la « revitalisation » ou de « l’embellissement ». « Les pouvoirs publics, en particulier, en parlent tout le temps de façon positive. »
Une règle de la Régie pourrait d’ailleurs sauver plusieurs locataires et mettre des bâtons dans les roues de la compagnie propriétaire. En effet, le règlement stipule qu’il est interdit d’évincer un locataire lorsque ce dernier est âgé de plus de 70 ans, occupe le logement depuis plus de 10 ans et touche un revenu modique.
Par ailleurs, à l’avenir, la Ville de Montréal pourra éviter ce genre de situation en utilisant un nouveau pouvoir dont elle dispose depuis un mois. Grâce au droit de préemption, la municipalité peut obtenir la priorité pour acheter un immeuble mis en vente et ainsi créer des logements sociaux ou abordables.