D’un côté du Quartier chinois, rue Clark : vitrines placardées, petites maisons aux façades décrépites et aux intérieurs en ruine, déchets jonchant les trottoirs.
De l’autre côté, boulevard Saint-Laurent : nouvelle tour rutilante où des condos de luxe sont offerts aux acheteurs voulant vivre près de l’animation du Quartier des spectacles.
Entre ces deux extrêmes : restaurants et commerces qui vivotent, durement touchés par la pandémie, qui a vidé le centre-ville de ses travailleurs et de ses touristes. Et qui ont dû, en plus, faire face à une vague de racisme dirigée vers la communauté chinoise.
Nombre de ces commerçants sont au bord du découragement – certains ont vu leurs ventes diminuer de 95 % depuis le début de la pandémie. Ils se demandent où se trouve l’avenir du Quartier chinois : dans la préservation du patrimoine et de ses bâtiments, qui datent souvent du XIXe siècle, ou dans les projets résidentiels qui attireront sur les lieux des centaines de nouveaux résidants ?
Il faut absolument préserver l’échelle humaine du quartier, martèle Jonathan Cha, urbanologue et membre du Groupe de travail sur le Quartier chinois de Montréal.
Un « scandale »
La tour de neuf étages tout juste terminée à côté de l’une des arches du Quartier chinois, angle Saint-Laurent et Viger, est un « scandale », selon lui.
« Cette tour de condos pourrait se retrouver n’importe où, à Anjou comme à Longueuil, s’insurge-t-il. C’est massif, anonyme, ça ne respecte pas l’échelle du quartier ni le style des bâtiments. »
Sur un terrain vacant, à l’intersection du boulevard Saint-Laurent et de la rue De La Gauchetière, un bâtiment de cinq étages est prévu, qui n’aura pas non plus de caractéristiques d’appartenance au quartier, déplore M. Cha.
Sa crainte, c’est que ce type d’édifices se retrouvent un peu partout dans le quartier.
Chaque nouveau projet altère le Quartier chinois. On est en train de le gruger pièce par pièce. Si ça continue, dans quelques années, les gens n’auront plus de raison de venir ici. Le quartier aura perdu son identité.
Jonathan Cha, membre du Groupe de travail sur le Quartier chinois de Montréal
Une pétition a d’ailleurs été envoyée à l’Assemblée nationale pour demander que le quartier obtienne un statut patrimonial et que certaines de ses caractéristiques soient protégées. Il y a quelques jours, Québec et Montréal ont annoncé la formation d’un comité de travail sur la protection patrimoniale du Quartier chinois.
En attendant, la Ville devrait dévoiler d’ici la fin du mois un plan d’action pour la relance du Quartier chinois.
Hillpark suscite des craintes
Les militants pour la préservation du patrimoine sont inquiets de l’achat récent de bâtiments emblématiques du quartier par la société Hillpark Capital, propriété de Jeremy Kornbluth et Brandon Shiller. Les deux hommes d’affaires ont fait parler d’eux dans les médias parce qu’ils sont accusés de faire des « rénovictions » dans certains de leurs édifices résidentiels.
Cette fois, ils ont mis la main sur l’ancien bâtiment de la British and Canadian School, construit en 1826, rue De La Gauchetière, où loge le fabricant de nouilles et de biscuits orientaux Wing, en activité depuis plus de 100 ans. Wing est devenu locataire des lieux et continue ses activités.
Hillpark a aussi acheté deux autres bâtiments sur ce tronçon, ce qui fait craindre aux défenseurs du patrimoine la construction d’un gros projet immobilier.
Dans une déclaration envoyée par courriel, Jeremy Kornbluth tente de se faire rassurant. « Il n’y a à l’heure actuelle aucun projet officiel de planifié et tout projet potentiel futur prendrait fortement en considération la très riche histoire du voisinage environnant et mettrait de l’avant, de manière sensible, la préservation du patrimoine architectural des édifices existants, assure-t-il. Par ailleurs, Hillpark Capital voit d’un très bon œil la création du comité de la Ville et du ministère de la Culture puisque nous partageons les mêmes valeurs de protection du patrimoine bâti et culturel du Quartier chinois. Nous souhaitons ardemment faire partie de la solution et offrons notre pleine collaboration aux intervenants du comité. »
N’empêche, Jonathan Cha craint que l’histoire se répète : il rappelle que certains secteurs du Quartier chinois sont complètement disparus lors de grands projets des années 1970 et 1980, comme le Palais des congrès et le Complexe Guy-Favreau.
Ce que les gens viennent chercher, c’est une ambiance unique, le charme de se promener dans une rue piétonne bordée d’édifices disparates, estime M. Cha.
Rénovations nécessaires
Mais ces vieilles maisons pittoresques ont besoin de travaux, que les propriétaires n’ont pas toujours les moyens de réaliser.
« La plupart des bâtiments appartiennent à des familles qui se les passent de génération en génération, et c’est un défi de les entretenir, parce que certains datent du XIXe siècle. En plus, les taxes municipales peuvent être très élevées », explique Winston Chan, chiropraticien qui s’implique dans le quartier en aidant les commerçants, dont certains ne parlent ni anglais ni français, à faire des demandes d’aide gouvernementale en lien avec la pandémie.
Certains commerces sont fermés à cause de la pandémie, et ces propriétaires sont vulnérables à un rachat par des promoteurs.
Winston Chan, chiropraticien
Beaucoup de commerçants vieillissants cherchent à vendre leur entreprise, dit-il. Pour certains, la pandémie aura été le coup de grâce.
« Quand je vais rouvrir mon restaurant la semaine prochaine, si je fais moins de 50 % de mes ventes habituelles, je vais fermer définitivement et prendre ma retraite », confie Benny Shek, président de l’Association des restaurants chinois de Montréal et propriétaire des restaurants Kim Fung et New Dynasty.
Eva Hu, propriétaire de l’enseigne de restaurants Le Coq frit, tenait à avoir pignon sur rue dans le Quartier chinois et a gardé son restaurant ouvert pendant toute la pandémie. Mais faire des affaires dans le secteur n’est pas de tout repos.
« Les loyers sont très chers, mais les édifices sont mal entretenus, dit la jeune restauratrice. Les murs et les planchers sont croches, le béton est mal appliqué, il manque de ventilation, et il y a parfois des inondations au sous-sol quand il pleut. »
Dans la rue Clark, qui était autrefois une rue centrale du quartier, tout un tronçon est à l’abandon. Les vitrines sont placardées et couvertes de graffitis. Il ne reste aussi que la façade de l’une des maisons, tout l’intérieur a été démoli.
En raison de leur mauvais état, d’autres bâtiments risquent de subir le même sort.
Selon Benny Shek, c’est justement pour cette raison qu’il faut applaudir les nouvelles constructions. « Les édifices sont trop vieux, ça prend du neuf, dit-il. Et s’il y a plus de gens qui viennent habiter dans le quartier, c’est bon pour les affaires. Maintenant, il n’y a que des sans-abri, ce n’est pas bon pour nous. »
Une histoire mouvementée
Le Quartier chinois tel qu’on le connaît serait né vers la fin du XIXe siècle. Selon les recherches de Jonathan Cha, il comptait 1300 habitants vers 1910. Depuis, la population y est en déclin. D’autant que, dans les années 1970 et 1980, de larges pans du quartier ont été démolis pour faire place à d’importants ensembles immobiliers. Voici les principaux projets qui ont amputé le Quartier chinois au fil des années.
1955 : élargissement du boulevard Dorchester (aujourd’hui René-Lévesque)
1974 : inauguration du tunnel Ville-Marie
1976 : inauguration du Complexe Desjardins
1981 : élargissement de la rue Saint-Urbain et démolition du parc de la Pagode
1983 : inauguration du Palais des congrès
1984 : inauguration du Complexe Guy-Favreau