Des nouvelles de Mont-Carmel

Je n’aurais pas parié sur le fait qu’autant de gens se présenteraient au palais de justice par un vendredi caniculaire de juillet. Ce jour-là, les occupants de la résidence pour aînés Mont-Carmel y étaient pour demander une ordonnance de sauvegarde pour maintenir les services que le nouveau propriétaire du bâtiment prévoyait abolir à la fin juillet.

Au moins 80 personnes étaient massées dans les couloirs : des camarades, des locataires, des anciens employés de la RPA. Beaucoup de cannes et des têtes blanches, malgré la chaleur accablante et la septième vague pandémique.

Et derrière Nicole Jetté, du comité des résidents de Mont-Carmel, qui agit comme requérante devant la justice, la salle d’audience était pleine.

Cette affaire a fait beaucoup de bruit depuis décembre. Depuis l’avis d’éviction remis cavalièrement aux occupants de cette RPA du boulevard René-Lévesque qui leur annonçait que l’immeuble avait été vendu et qu’il serait sous peu converti en immeuble « multigénérationnel ».

Tout le monde a compris ce que cela voulait dire : acheter, chasser les vieux, rénover, puis relouer, idéalement à fort prix. On reconnaît le stratagème que le nouveau propriétaire, Henry Zavriyev, un jeune investisseur trônant sur un empire construit sur l’angoisse et les larmes des locataires, reproduit un peu partout dans la ville.

Elle était belle, cette démonstration de solidarité, cela ne fait aucun doute. Et la lutte menée depuis des mois par le comité des résidents de la RPA Mont-Carmel est une véritable leçon de militantisme.

Reste que le jour de l’audience, à la pause du dîner, après avoir entendu les arguments des procureurs du propriétaire, Nicole Jetté pleurait. Le bilan de nos politiques sur le logement pourrait se résumer à cette image : une dame de 79 ans, épuisée d’avoir à se battre pour vivre dans un endroit abordable et sécuritaire, qui sanglote dans une salle de la Cour supérieure un vendredi de juillet.

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Mardi soir, je reçois un appel d’une des membres du comité des résidents de Mont-Carmel, Suzanne Loiselle, qui me tient au fait depuis le début de cette saga. Au bout du fil, elle trépigne : l’ordonnance a été accordée, le propriétaire devra continuer d’y offrir les services qui en font une RPA au moins jusqu’en septembre, quand l’affaire sera entendue sur le fond.

Une petite victoire, seulement une manche. Juste assez pour respirer un peu. Le problème, c’est qu’on ne pourra jamais réparer le mal qui a déjà été fait au milieu de vie qu’était la RPA Mont-Carmel.

La première fois que j’ai visité la résidence, c’était en septembre 2021, avant la vente. L’ambiance était communautaire, rassurante. Les employés appelaient les résidents par leur nom.

Lorsque j’y suis retournée cette semaine, le contraste était frappant. Le dépanneur, le salon de coiffure et le restaurant ont disparu. On entre et on sort sans s’annoncer. L’entretien des espaces communs est visiblement négligé.

À mon arrivée, un jeune homme m’apostrophe tout sourire : « Are you here for a visit ? » C’est que le propriétaire a déjà commencé à relouer les logements désertés. Sur Kijiji, on annonce : « All Utilities Included in downtown Montreal! $1100 per month! » Aucun signe qu’il s’agit d’une résidence pour aînés. Aucune mention du bras de fer qui oppose les anciens locataires au propriétaire. Dans l’ascenseur, une locataire me demande d’une voix inquiète si je suis une nouvelle locataire. Une atmosphère de méfiance plane sur la résidence Mont-Carmel.

À la réception, une employée se confie avec émotion : « Je compte les jours avant mon départ. » Ces derniers mois, ce qu’on a infligé à ce milieu de vie l’a profondément bouleversée : l’anxiété et la détresse de ceux qui se sont résignés à partir, le congédiement du personnel, les tensions entre les résidents actuels et les nouveaux locataires…

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Difficile pour autant de blâmer ces nouveaux occupants : ils souffrent eux aussi de la crise du logement abordable. D’ailleurs, comme le révélait Pivot, le propriétaire de la résidence Mont-Carmel semble désormais recruter des locataires dans des groupes Facebook pour nouveaux arrivants.

Sur place, on constate en effet la présence de locataires plus jeunes, souvent hispanophones. Cette mixité générationnelle et culturelle aurait pu fonctionner dans un autre contexte, là n’est pas la question. Mais ici, l’instrumentalisation est évidente : on loue les logements à des gens eux aussi susceptibles d’être en situation précaire en espérant avoir les anciens résidents à l’usure. On réalise ainsi de facto le changement de vocation de l’immeuble.

Qu’arrivera-t-il à ces nouveaux occupants lorsque le propriétaire de l’endroit jugera qu’il est temps de faire quelque chose de plus « rentable » avec cette propriété acquise à fort prix et située dans un lieu idéal pour la location de luxe ? Qui sait. Les journalistes auront peut-être d’autres histoires d’évictions révoltantes à écrire.

Et pendant ce temps, à Québec, à la Ville de Montréal, on se félicite d’en avoir déjà beaucoup fait pour les droits des locataires.

Le sort de la RPA Mont-Carmel n’est pas encore scellé : la prochaine manche se déroulera cet automne, toujours devant les tribunaux. Mais cette histoire est déjà une illustration poignante de la violence qu’inflige aux locataires vulnérables une société qui fait perpétuellement le choix de les livrer en pâture au marché.

Source et article complet : https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/739320/chronique-des-nouvelles-de-mont-carmel

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